La levée partielle du secret pesant sur les commissions payées dans divers pays par la compagnie pétrolière Elf, la révélation de morts suspectes, sont venues rappeler que les entreprises occidentales recourent aux pots-de-vin souvent dans des proportions ahurissantes pour les marchés pétroliers et de la défense, au service d' un système financier criminel où sans plus aucun contrôle, Corruption (1) Armement (2) et Krach (3) se mèlent pour nous mener au désastre si nous ne réagissons pas.
Les 3 causes d' un désastre annoncé...et d'une automutilation commencée. (4)
I Les jeux dispendieux de la
corruption mondiale
IBRAHIM WARDE
Corruption : ce mal insidieux est
responsable de l'atmosphère empoisonnée qui entoure la chose publique et qui
nuit au développement
Enveloppes rouges en Chine, bakchich en pays arabe, matabiche en Afrique centrale, payola aux Philippines, propina en Amérique latine ou tout simplement pots-de-vin, les mots pour désigner la corruption sont innombrables (1). Mais comment la définir ? Pour Daniel Bertosa, le procureur de Genève, il s'agit, « techniquement, de l'acte qui consiste à promettre ou à offrir un avantage à un agent public, fonctionnaire, ministre, dirigeant d'une entreprise publique, de telle sorte que celui-ci viole les devoirs qu'il a à l'égard de la collectivité publique qu'il représente. Le corrupteur actif est celui qui promet l'avantage ou qui le verse. Le corrompu est l'agent public qui trahit ses devoirs. Il y a lien entre la promesse d'un avantage et la trahison des devoirs ».
Nul ne sait exactement ce que représente la corruption dans l'économie internationale. Selon une évaluation de la Banque mondiale, son montant total au cours d'une année serait de 80 milliards de dollars, en dehors des détournements de fonds destinés au développement et de la petite corruption pratiquée notamment dans les pays émergents, forme d'impôt supplémentaire prélevé par les policiers, douaniers, fonctionnaires, politiciens et autres, sur leurs concitoyens.
Dans le commerce international, la pratique est ancienne, et pour tout dire banale depuis l'invention du troc. Samuel Pepys, premier lord de l'Amirauté britannique (1633-1703), considérait qu'un pot-de-vin n'en était pas un dès lors qu'il était discrètement glissé « sous la table ». Cette conception n'a pas véritablement changé. La corruption reste une donnée économique au même titre qu'une autre dans les échanges internationaux, même si le phénomène s'est aggravé depuis la décolonisation dans les années 60. C'est particulièrement flagrant pour la France en Afrique. Les milieux d'affaires occidentaux ont d'ailleurs tendance à considérer la corruption dans les pays du tiers-monde comme un fait culturel incontournable.
Sommairement, on pourrait dire que les corrompus sont les institutions des pays émergents et les corrupteurs les entreprises des pays riches. Comme le disait joliment en 1999 un ancien ministre de l'économie du Tchad, « il faut être deux pour danser la samba ».
En réalité, affirme un bon connaisseur des affaires africaines, cette corruption « tranquille » est une forme de tromperie. « On corrompt parce qu'on n'est pas capable de se battre, et on préfère se garder des marchés protégés, quitte à se faire éjecter parce qu'on n'arrive plus à payer les commissions exorbitantes réclamées par nos clients. »
Au milieu des années 70, l'augmentation vertigineuse du prix du pétrole mettait la France en déficit commercial chronique. La balance du commerce extérieur devenait alors un indice magique, et l'idéologie de la vente supplanta une morale défaillante et toute autre considération idéologique.
Pour compenser le manque de compétitivité de ses entreprises sur les marchés étrangers, en 1977, le gouvernement français, suivi par tous ses homologues européens, autorisait les pots-de-vin, officiellement appelés commissions, dès lors que ceux-ci étaient versés à un fonctionnaire étranger. On avait donc le droit de corrompre légalement les chefs d'Etat, leurs ministres et jusqu'au plus petit échelon de la hiérarchie d'un pays pour battre ses concurrents, et cela par la grâce d'un artifice fiscal qui permettait tout simplement de déduire le pot-de-vin de ses impôts.
Une déclaration à la direction générale des douanes chargée du contrôle des changes permettait à un industriel de verser une partie du paiement sur un compte, généralement dans un pays tiers ou dans le pays de vente. Un euphémisme désignait le dispositif : frais commerciaux exceptionnels (FCE) ! Une jurisprudence du Conseil d'Etat de 1983 confirmait que ces sommes étaient déductibles, dès lors qu'elles étaient payées dans l'intérêt de l'entreprise. Comme le dit M. Jacky Darne, député et rapporteur du projet de loi contre la corruption des agents étrangers : « C'est contre l'intérêt général et c'est contre la morale. Mais au sens strict du terme, on peut considérer que c'est dans l'intérêt de l'entreprise. »
Jusqu'en 1986, la direction des douanes envoyait au ministre du budget une lettre de transmission. Le ministre donnait son autorisation. Celle-ci ouvrait le droit à la couverture assurance-crédit auprès de la Compagnie française d'assurances pour le commerce extérieur (Coface). Ainsi, le contribuable réglait la facture en cas de défaillance du client, pots-de-vin compris. Le refus du ministère n'empêchait ni la transaction ni le versement de la commission, mais privait simplement l'entreprise de la couverture de la Coface. Après la suppression du contrôle des changes, en 1986, il suffira de porter la dépense sur la déclaration fiscale de l'année sous la protection du secret-défense, même en cas de contrats civils.
Par ailleurs, dans le domaine des exportations d'armement, où la corruption est la règle, les industriels devaient passer par des institutions publiques baptisées « offices », qui, moyennant une dîme, distribuaient les commissions. L'Office général de l'air s'occupait des avions, l'Ofema d'équipements aéronautiques, la Sofme des équipements navals et terrestres, et la Sofresa des armes à l'Arabie saoudite. Dès 1989, un rapport de l'inspection des finances critiquait le statut public et l'opacité de ces organismes.
A titre d'exemple, la très célèbre affaire des vedettes vendues à Taïwan en 1991 a fait l'objet d'un colossal pot-de-vin de plusieurs milliards de francs, déclaré au fisc en temps et heure. Ce qui était illégal, c'était le « retour » (rétro-commission) d'une partie de la somme dans des poches françaises, publiques ou privées.
Alors même que les Européens légalisaient la corruption dans le commerce international, les Etats-Unis s'engageaient exactement dans la direction inverse. Adopté en 1977 après le scandale Lockheed (2), le Federal Corrupt Practices Act (FCPA) incriminait tout acte de corruption d'un officiel étranger. En réalité, comme l'explique le choeur des industriels concurrents, les Etats-Unis ont continué ces pratiques par le biais de filiales installées dans des paradis fiscaux. En fait, le gou vernement américain aide les expor tations en favorisant l'installation des entreprises dans des paradis fiscaux à hauteur de 2,5 milliards de dollars de subventions annuelles. Ces filiales subventionnées, baptisées Foreigns Sales Corporations (FSC), sont la base du système occulte de versement de commissions à l'étranger.
Bien que de nombreuses entreprises américaines aient été prises la main dans le sac, le système de la transaction judiciaire a permis de limiter les poursuites. Ce que dénonce la ministre de la justice, Mme Elisabeth Guigou : « Je crois qu'avant de critiquer les autres, il faut balayer devant sa porte. Il y a des pratiques aux Etats-Unis, y compris dans leur système pénal, qui sont parfaitement légales, et qui consistent par exemple à accepter qu'on négocie avec l'administration. Cela s'appelle le Plea Bargaining. Dans ce système pénal américain, vous êtes accusé de quoi que ce soit, vous allez trouver un procureur et vous dites : "eh bien, on va s'arranger !". »
Et M. Jacky Darne de renchérir : « Cet ensemble de faits a conduit à ce que le nombre d'entreprises poursuivies pour délit de corruption a été assez faible aux Etats-Unis. Quelques dizaines seulement. Les Etats-Unis sont, parfois, donneurs de leçons à bon compte. » Le manque à gagner de l'industrie expor tatrice américaine, du fait de la lutte anticorruption, s'est donc révélé faible : moins de 1 milliard de dollars en vingt ans.
Le commerce international s'est inscrit, durant des décennies, dans le cadre des rapports Est-Ouest. Chaque camp cherchait à fidéliser ses clients pour les empêcher de passer à l'adversaire. La chute du mur de Berlin et l'ouverture au monde des anciens pays communistes et de leurs satellites ont changé la donne. Le commerce international est devenu une foire d'empoigne marquée par les seuls intérêts économiques, notamment dans les domaines de l'armement et du bâtiment.
A l'Est et dans les anciens pays communistes, les grands chantiers, les marchés industriels, les grands contrats, sont devenus prétexte à d'énormes commissions. Tous les secteurs dépendant de la commande publique - de l'armement au pétrole, de l'énergie aux transports, du bâtiment et travaux publics (BTP) à l'installation de l'eau, voire aux équipements médicaux et paramédicaux - ont été soumis à une véritable dîme. Au point que les industriels eux-mêmes ont commencé à trouver que le jeu de la corruption n'en valait plus la chandelle.
Jusqu'au milieu des années 90, la corruption dans les transactions internationales restait un sujet tabou. Dans des organismes comme le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale, on ne l'évoquait que par son initiale (« the C word ») pour s'en plaindre et déplorer son inévitabilité quasi culturelle dans certains pays. Mais en fait rien ne bougeait : les « propriétaires » de la Banque et du FMI sont des Etats et ont comme clients des Etats.
Pourtant, en octobre 1996, à l'occasion de l'assemblée annuelle de la Banque mondiale et du FMI, qui se tenait à Washington, M. James Wolfensohn, président de la Banque, abordait pour la première fois : le problème. Qualifiant la corruption de « cancer », il dénonçait cet « affront fait aux plus pauvres », qui « détourne l'argent vers les plus riches, accroît le coût de toutes les activités, provoque de graves distorsions dans l'utilisation des ressources collectives et fait fuir les investissements étrangers ».
En juillet 1997, le FMI changeait, lui aussi, d'orientation. Il prévenait l'Argentine que toute aide financière supplémentaire serait subordonnée - outre les conditions habituelles concernant le respect des équilibres financiers - aux progrès réalisés dans les grands secteurs de l'éducation, de la santé, de la fiscalité, mais surtout à la lutte contre la corruption.
Ces prises de position coïncidaient avec le début d'une série de discussions au sein de l'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), à l'initiative des Etats-Unis, visant à préparer un projet de convention réprimant la corruption d'agents étrangers. Le 10 décembre 1997, lors d'une réunion des ministres des pays membres de l'OCDE, sous la présidence de M. Dominique Strauss-Kahn, alors ministre des finances, vingt et un pays signent l'accord. Reste à le faire ratifier par les Parlements des pays signataires. Cela n'allait pas être une mince affaire. Pour la France, les pots-de-vin ont atteint des niveaux trop élevés. Suffisamment en tout cas pour mettre en danger, sinon les entreprises exportatrices, en tout cas leurs marges. Les commissions ont franchi depuis plusieurs années des sommets. Jusqu'aux altitudes attein tes par l'armement où la corruption est la règle parce qu'il s'agit de commandes énormes de 100, 200, 500 millions de dollars, ou même beaucoup plus.
Les commissions qui, dans les pays développés, tournent autour de 5 % à 6 %, peuvent alors atteindre 20 % à 30 %, parfois 40 %.
Malgré cela, les milieux industriels européens en général et français en particulier (notamment dans l'armement) se montrent très hostiles à la convention : « On s'est tiré une balle dans le pied. » Ils estiment que ce texte est une manoeuvre de Washington pour déstabiliser les exportations européennes.
C'est à peu près à cette époque que s'affirme une organisation non gouvernementale baptisée Trans parency International - en référence à Amnesty International - (lire encadré). L'organisation va connaître un succès médiatique avec sa publication d'un classement mondial des pays corrompus. Un classement peu scientifique, de l'aveu même de ses concepteurs, puisqu'il s'appuie sur des études d'opinion reposant sur la « perception » que certains ont de la corruption, et non de son état réel, impossible à établir.
Immédiatement, l'ONG est dénoncée comme un instrument de la poli tique américaine. Cette imputation est reprise par certains journaux, qui se font l'écho des milieux industriels français, et notamment de ceux de l'armement, notoirement hostiles aux accords de l'OCDE : « Un cheval de Troie des Ricains », annonce Le Canard enchaîné (3).
Pendant que la polémique entre les Etats-Unis et l'industrie française s'amplifie, Transparency International organise à Durban, en Afrique du Sud, pendant la deuxième semaine d'octobre 1999, une grande conférence, qui consacre sa crédibilité internationale. Ce qui n'était jusque-là qu'une petite organisation militante apparaît soudain capable de drainer 1 200 délégués venus des quatre coins de la planète.
Deux éléments ressortent des débats. D'une part, une mise en accusation de la Banque mondiale, accusée de financer directement les corrompus par une distribution abusive et aveugle des fonds destinés au développement. D'autre part, un intérêt certain pour les accords de l'OCDE.
Le 26 octobre 1999, l'organisation publie un classement des pays corrupteurs. Effet d'annonce garanti : la France se classe mal, d'autres pays européens également. A l'inverse des Etats-Unis ! La presse internationale se déchaîne, réclame des gestes forts et s'aperçoit que certains pays de l'OCDE, en par ticulier la France, n'ont toujours pas ratifié les accords de cette même OCDE. Les esprits soupçonneux remarquent l'étrange proximité entre la publication du mauvais classement et la confé rence de l'Or ganisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, en décembre 1999. D'ailleurs, M. Peter Eigen ne fait pas mystère de son désir de voir la question de la corruption inscrite à l'ordre du jour de l'OMC, qui lui semble pouvoir jouer le rôle de « gardien international contre la corruption ».
La polémique bat sont plein entre Européens et Américains. Ces derniers, qui insistent tant sur les conséquences de la « déloyauté » commerciale européenne, via les aides fiscales, sont pourtant eux-mêmes très discrets sur leurs propres subventions. D'autant que, curieusement, les filiales étrangères des entreprises des signataires de l'OCDE sont écartées du champ d'application de la convention.
Le gouvernement français va mettre deux ans à honorer sa signature.
Premier temps, avec déjà quelque retard, à l'instigation de certains milieux industriels, le gouvernement propose un projet de loi de ratification dans lequel l'article 2 autorise la poursuite de la corruption légale dans le cas de contrats déjà en route.
Fureur des Etats-Unis, qui hurlent à la duplicité. Le 30 janvier 2000, au forum économique mondial de Davos, Mme Madeleine Albright, la secrétaire d'Etat, s'en prend directement à la France : « Il serait difficile d'envoyer un message contre la corruption s'il apparaît que certains pays prennent un autre chemin que celui qui a été signé. »
Second temps, sans rapport apparent avec les pressions américaines, le gouvernement retire l'article controversé, et, le 29 février 2000, l'Assemblée nationale vote le texte de ratification. Celle-ci sera définitive le 21 juin. Il aura fallu deux ans et demi pour aboutir.
Pourtant, la polémique ne s'arrête pas là. L'Union européenne a obtenu la condamnation des Etats-Unis devant l'OMC pour ses aides déguisées à l'exportation via les filiales dans les paradis fiscaux. Devant la mauvaise volonté américaine, l'Union lance, le 5 septembre 2000, un ultimatum à Washington. Affaire à suivre...
Est-il réaliste de penser qu'une volonté politique internationale arrête la corruption ? Que faire dans certains pays comme l'Arabie saoudite, où le pot-de-vin est une forme tribale de cadeau ? ou en Russie, où la pauvreté a entraîné un développement exponentiel de la petite et de la grande corruption ? Peut-on imaginer que l'on va boycotter la Russie, la Chine ou l'Arabie saoudite ?
« Tout le monde sait que la Chine est un pays où la corruption est extrêmement répandue, affirme M. Jean Cartier-Bresson, professeur en sciences économiques à l'université de Reims. Cela n'empêche pas qu'elle continue a être la première destination mondiale des investissements directs étrangers. Pour un pays en voie de développement ou en transition, la corruption massive en Chine n'empêche pas les gens d'aller y faire des affaires. »
« En revanche, ajoute-t-il, le fait qu'il y ait corruption en Russie pose un autre type de problème, celui de l'environnement politique instable. S'il y a une corruption maîtrisée dans un contexte stable, avec des interlocuteurs qui sont toujours les mêmes, cela n'empêchera pas les hommes d'affaires d'y aller. Ce qui gêne, c'est le changement permanent des responsables, des montants demandés, l'instabilité des règles du jeu de la corruption. »
La corruption zéro n'existera donc pas, mais, comme le fait remarquer le procureur de Genève, M. Daniel Bertosa, « moins il y aura de corruption, mieux ça vaudra. Rêver à une situation où l'on pourrait admettre comme tolérables des comportements qui, par définition, ne le sont pas relève soit de la schizophrénie, soit de l'imposture ». Pourtant, certains commencent déjà à chercher des solutions. Comme le confirme, sous couvert d'anonymat, un agent commercial d'une grande entreprise exportatrice française : « Une des astuces est maintenant d'avoir des filiales dans des pays qui n'appartiennent pas à l'OCDE et, alors, ce travail qui existait à partir de la France va se faire à partir de ce pays hors OCDE. »
Confirmation au mois de février 2000. Un juge d'instruction a accordé un non-lieu au PDG de la société Dumez-Nigeria. Il était suspecté d'avoir fait transiter par des sociétés écrans 400 millions de francs, dont une part aurait été versée à des personnalités nigérianes. L'argument pour absoudre l'inculpé était tout simplement l'autonomie juridique de la filiale nigériane par rapport à la maison mère française. Le parquet et le juge ont estimé « probable » l'appartenance de Dumez-Nigeria au « périmètre » de Dumez-France mais que cette « dépendance » n'avait pu être démontrée
2) On apprit à Washington, en 1976, que la société Lockheed Aircraft avait versé des pots-de-vin à des fonctionnaires, partis et dirigeants des Pays-Bas, du Japon, d'Allemagne fédérale et d'Italie pour que leurs pays achètent des avions Lockheed.
(3) « La guerre France-Usa sur le front du bakchich », Le Canard enchaîné, Paris, 27 janvier 1999.
(4) Le Monde, 4 avril 2000.
II Ce juteux marché des armements
Le marché des armements a connu d'importantes évolutions du côté des clients. Les responsables en charge des acquisitions ont changé. Plusieurs époques se sont succédé. Durant celle qui a suivi les décolonisations, d'anciens officiers des armées métropolitaines se chargeaient d'acquérir des matériels. C'est toujours le cas en Oman, où des officiers britanniques restent conseillers militaires du sultan. Les commissions étaient faibles, à l'image des prix du pétrole de l'époque.
Avec le boom pétrolier, sont apparus des intermédiaires pour l'essentiel issus du Proche-Orient, comme MM. Akram Ojjeh, Adnan Kashoogi, Samir Traboulsi, qui ont brutalement emballé le système. Aujourd'hui arrivent aux postes de responsabilité des techniciens, enfants des années fastes du pétrole ou du développement économique, qui ont fait leurs études à l'étranger, font preuve de nationalisme, comme les décideurs des Emirats arabes unis.
Ces hommes assument une partie des décisions et peuvent exprimer leur désaccord dans certains cas. Ils ont une plus grande exigence technique et sont moins sensibles aux commissions. Le mécontentement des militaires qataris face à la liste des matériels que les Britanniques entendaient imposer à la suite de la signature d'un gentleman's agreement par le nouvel émir, en 1997, explique en partie qu'aucun contrat d'achat ferme n'ait vu le jour entre les deux pays.
Les situations varient selon les régions. Entre la conception patrimoniale des familles princières du Golfe, qui confondent budget public et caisse royale et redistribuent les commissions dans le cadre d'une relation clientéliste traditionnelle, et certaines des élites asiatiques qui réinjectent les bénéfices de la corruption dans le développement économique, les attitudes sont différentes.
La guerre du Golfe a aussi ouvert un débat dans plusieurs pays dont le Koweït et l'Arabie saoudite. L'inefficacité des armées nationales, pourtant fortement dotées, a suscité des critiques sur les raisons d'achats dispendieux. Le Parlement koweïtien y a vu l'occasion de dénoncer certaines pratiques de la famille régnante et a adopté une loi qui régularise les commissions si elles sont déclarées et versées à un Koweïtien. En Arabie saoudite, plusieurs déclarations des oulémas, immédiatement postérieures au conflit, dénonçaient les achats d'armements. Le prince héritier Abdallah entend apparaître comme l'homme intègre, qui, depuis la guerre du Golfe, n'a pas passé un seul contrat d'armement pour la garde royale, qu'il commande, et a réduit considérablement les achats du royaume depuis qu'il est en charge des affaires.
Dans les pays d'Asie touchés par la crise financière de l'hiver 1997, le problème de la corruption a éclaté et a même provoqué des changements de régime (par exemple en Indonésie) et des actions en justice. Dans des pays comme l'Inde ou le Pakistan, ce sont les changements d'équipes gouvernementales qui suscitent la dénonciation des pratiques anciennes et des procès (famille de Mme Benazir Bhutto...) et aboutissent au blocage d'une partie des avoirs cachés à l'étranger (ex-comptes bancaires de Mme Bhutto en Suisse). D'autres pays ont, avec plus ou moins de succès, condamné les pratiques de corruption et inscrivent des clauses de dénonciation sans indemnité des contrats, en cas de versements de commissions (Taïwan, Singapour...).
D'autre part, les décideurs des pays acquéreurs ont de plus en plus le souci d'équilibrer les achats. On appelle « offset » les formules mises en place. Dans un premier temps, il s'agissait d'obtenir des transferts de savoir-faire pour développer des industries d'armement nationales. Devant les échecs de ces tentatives, les acheteurs demandèrent la mise en place de joint-ventures avec des entreprises locales ou des « contre-achats » (des raisins de Corinthe contre les Mirage vendus à la Grèce, par exemple).
Désormais, la plupart des pays demandent des compensations, parfois préalables, à la décision d'achat. Ce système, très complexe, laisse la place à de nombreux montages destinés à couvrir les commissions versées. Les Etats-Unis ont créé un fonds destiné à financer les « offsets » en Arabie saoudite, et British Aerospace a d'ores et déjà fondé, avec la famille royale des Emirats arabes unis, un fonds de même nature (Oasis).
III Faiseurs de
krach boursier
Le portrait idyllique des marchés financiers américains faisait partie du discours convenu sur la nouvelle économie et la globalisation : les dirigeants d'entreprise « créent de la valeur » et se voient rémunérés en conséquence ; les stock-options et les régimes de retraite alignent les intérêts des salariés sur ceux des actionnaires ; la démocratisation de la finance permet d'étendre les bienfaits de cette « création de valeur » au plus grand nombre ; de nombreux contre-pouvoirs (les lois, les analystes, les conseils d'administration, les commissaires aux comptes, la presse) garantissent l'intégrité des marchés (1).
La décennie d'expansion économique - de mars 1991 à mars 2001 - a certes été ponctuée par des scandales (affaires d'escroquerie ou de spéculation sur les produits dérivés en particulier), mais ces derniers étaient mis sur le compte de quelques brebis galeuses. Le vocable utilisé - rogue (littéralement voyou) - suggérait l'insubordination et l'atypisme. Ces accidents de parcours ne remettaient pas en cause le discours ambiant, car ils constituaient véritablement l'exception qui confirmait la règle, et prouvaient la capacité du système à s'autoréguler. A chaque fois, après une brève période d'incertitude, les marchés repartaient de plus belle.
Confortés par la bonne santé de leur économie et par des marchés boursiers qui défiaient les lois de la gravité, les dirigeants américains serinaient aux oreilles du monde qu'il était urgent d'adopter les méthodes anglo-saxonnes : démanteler les secteurs d'Etat pour libérer les forces du marché, et mettre fin au « capitalisme de compères », générateur de corruption généralisée. Les élites mondialisées et leurs troubadours reprenaient la même antienne. Ainsi, M. Alain Minc (qu'on entend moins ces temps-ci) expliquait : « La réussite des Etats-Unis exerce une pression diffuse pour nous obliger à combattre nos propres rigidités. Saluons le miracle ; acceptons le mystère ; et, surtout, suivons l'exemple" (2).
Le miracle fut abondamment salué, l'exemple amplement suivi. Dans le registre du mimétisme aveugle, nul n'alla plus loin que M. Jean-Marie Messier, qui se voulait « le plus américain des patrons français ». A l'issue d'une brève ascension, il connut le destin des patrons « visionnaires » dont il s'appliquait à singer les méthodes : la descente aux enfers du groupe Vivendi coïncida avec l'effondrement de plusieurs symboles de l'économie miraculeuse.
La série noire a débuté le 2 décembre 2001, avec la retentissante faillite du géant de l'énergie Enron. En quelques années, l'entreprise texane s'était hissée au septième rang des entreprises américaines, avec plus de 100 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Pour les théoriciens du management, ce fleuron de la nouvelle économie représentait l'avenir. Détenteur de peu d'actifs réels, ce courtier d'un genre nouveau pouvait, grâce aux montages financiers les plus complexes et aux concepts les plus hardis, créer, partout et en permanence, de la « valeur ». Pas de business school qui ne glorifiât le cas Enron, dans les cours de stratégie, de finance ou d'éthique. De 1996 à 2001, la firme de Houston a reçu du magazine Fortune la palme de l'entreprise la plus innovante. En 2000, le Financial Times la nomma « groupe énergétique de l'année », tandis que The Economist qualifiait son patron Kenneth Lay de « messie de l'énergie ».
« Entreprise citoyenne », Enron était membre à part entière de l'establishment, distribuant généreusement fonds, faveurs et lauriers. M. Lay, parrain financier de M. George W. Bush et ami intime depuis plus de vingt ans, lui a fourni (à titre personnel et à travers son entreprise) plus de deux millions de dollars (3). Conseiller très écouté lorsque l'actuel président était gouverneur du Texas, il joua un rôle de premier plan dans l'élaboration de la politique énergétique de la nouvelle administration. Le secrétaire d'Etat aux forces armées, M. Thomas White, ancien dirigeant de la société, avait promis, dès sa nomination, « d'appliquer les méthodes du secteur privé au secteur public ».
Moins d'un mois avant la faillite, M. Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale, recevait le « prix Enron » décerné par l'Institut James A. Baker III (du nom du secrétaire d'Etat de l'ancien président George H. Bush). Mais Enron, champion tout-terrain de la « gestion du risque », avait pris des risques considérables, que des montages financiers incompréhensibles s'ingéniaient à dissimuler. La chute fut aussi imprévue que brutale (4).
L'affaire a ébranlé un des fondements du credo de la « nouvelle économie » : le principe du « win-win » (« tout le monde est gagnant »). Entre 1998 et 2001, la valeur de l'action a triplé, contribuant à l'enrichissement des dirigeants, des actionnaires et des salariés, dont toute l'épargne retraite était investie dans les actions de l'entreprise. Tout le monde ne fut pas gagnant jusqu'au bout... Alors que 98 % de la « valeur » d'Enron s'envolaient en fumée en quelques mois, les principaux cadres s'accordaient des primes de départ somptueuses ; quant aux initiés, ils s'étaient délestés de leurs actions tandis que les salariés découvraient qu'un règlement interne leur interdisait de vendre les leurs.
Dans la foulée, le géant de la révision comptable Arthur Andersen - qui a joué un rôle actif dans la construction de montages financiers douteux et surtout dans la destruction de documents compromettants - s'effondra. Puis il y eut les affaires Tyco, Global Crossing, Qwest, Adelphia Communications, Merck, Halliburton (dont le patron, lorsque le trucage des comptes a eu lieu, n'était autre que l'actuel vice-président Richard Cheney). Partout, les cadres dirigeants ont pillé leur entreprise avec la complicité active des « contre-pouvoirs » supposés. A chaque révélation, la fraude semble porter sur des montants plus importants : Enron n'avait dissimulé « que » 2 milliards de dollars de dettes ; WorldCom qui s'est déclaré en faillite avait omis de comptabiliser 3,85 milliards de dollars de coûts ; Xerox avait gonflé ses ventes de 6 milliards de dollars ; Merck avait enregistré 12,4 milliards de dollars de chiffre d'affaires fictif. Ces entreprises partagent plusieurs caractéristiques. D'abord des patrons surmédiatisés, et un discours bien rodé sur l'innovation, la gouvernance d'entreprise, l'éthique et la responsabilité. Une politique de communication « agressive » s'imposait en effet : seul le cours en Bourse reflétait la valeur créée par les dirigeants (et leur rémunération en dépendait), il fallait donc pouvoir « gérer » ce cours en cultivant assidûment la presse et les analystes. C'est peu de dire que les journalistes s'y prêtèrent...
L'autre caractéristique commune à ces entreprises délinquantes est d'avoir souvent fait appel aux grands cabinets de conseil (en particulier McKinsey, le plus prestigieux) et d'avoir grassement rémunéré, sous des prétextes divers, les grands gourous du management et les économistes les plus réputés, histoire d'habiller en « stratégie innovante » des politiques de fuite en avant, et de présenter des mégalomanes sous les traits de « visionnaires ».
Peut-on encore prétendre que les scandales ne seraient le fait que de quelques brebis galeuses ? Même ceux qui, hier, chantaient les louanges des entreprises déchues évoquent la « corruption généralisée » et une « crise systémique (5) ». Des secteurs entiers (Internet, télécommunications) et des professions (analystes, réviseurs, consultants, presse financière, gourous du management) voient leurs figures de proue impliquées dans cette entreprise de mystification.
Comment en est-on arrivé là ? Tout au long de la dernière décennie, la libéralisation économique s'est accélérée, les garde-fous sont tombés et les autorités de tutelle ont vu leur financement et leurs pouvoirs se réduire, au profit d'une réglementation par le marché, fondée sur les contrôles internes et les « codes de bonne conduite ». Lorsque les « murailles de Chine » (entre activités de conseil et de comptabilité pour les firmes d'audit ; entre banques de dépôt et banques d'affaires pour les établissements financiers) se sont écroulées au nom de la libre concurrence et de synergies supposées, le système s'est métamorphosé. Des « professions » qui, jusque-là, prenaient au sérieux leurs codes de déontologie sont devenues des « centres de profit ». Chez les comptables, qui jadis veillaient à la sincérité des comptes, l'imagination a pris le pouvoir : les « méthodes agressives » à la limite de la légalité ont dévoyé les principes établis. Avec l'aide d'analystes promus au rang de propagandistes, les banques ont financé des opérations de fusion et acquisition vouées à l'échec, mais génératrices de gros revenus. Quant aux stock-options tant célébrées, elles ont, à l'ère de l'argent roi, contribué au gonflement des profits à court terme et à la manipulation des comptes (6).
L' ancien PDG de France Télécom , M. Michel Bon expliquait en décembre 1999 au mensuel Capital : « Le 20 septembre 1997, France Télécom est devenue une entreprise cotée. Quatre millions de Français - et les trois quarts de ses salariés - ont acheté ses actions. Plus qu'un événement, c'est un symbole : la reconnaissance que le marché est devenu le meilleur moyen de servir ses clients (il y a encore dix ans, on aurait parlé d'usagers). J'espère que cette réalité touchera bientôt les services non marchands, comme l'éducation et la santé. »
L'ébriété de M. Bon n'est plus de mise et sa chute n a que trop tardée.
Mais quand on veut faire la guerre on s attaque d abord aux télécommunications ...que l on ne contrôle pas....en ce sens, M Bon membre du groupe Bildeberg a peut être réussi la sa mission....
Avec IBRAHIM WARDE
Chercheur à l'université de Harvard (Boston, Etats-Unis),
(1) Lire par exemple Thomas Friedman, The Lexus and the Olive Tree, Farrar, Straus and Giroux, New York, 1999.
(2) In Richard Farnetti et Ibrahim Warde, Le Modèle anglo-saxon en question, Economica, Paris, 1997.
(3) Charles Lewis, The Buying of the President 2000, Avon Books, New York, 2000.
(4) Tom Frank, « Enron aux mille et une escroqueries », Le Monde diplomatique, février 2002.
(5) Business Week, « How Corrupt is Wall Street ? », 12 mai 2002, Fortune, « System Failure », 24 juin 2002.
(6) Lire « Dow Jones, plus dure sera la chute », Le Monde diplomatique, octobre 1999.
Atteint par cette folie le tueur bascule dans une fusion tragique entre soi et l'autre, entre l'individualité et la société. Or ce vertige n'est pas spécifique aux « fous ». C'est une fascination pour la réunion entre le corps (individuel) et l'esprit (culturel), à laquelle chacun aspire.
De leur côté, les partisans frénétiques de la mondialisation constituent une sorte de secte-monde qui aspire à supplanter les sociétés diverses tout en récusant le projet de démocratie-monde (4). Ils ne sont pas si éloignés de la tragique volonté de fusion des « tueurs fous ». Cette secte-monde constitue un groupe à la fois fascinant et repoussant, une communauté délicieuse et atroce qui prévoit les désirs, régente les besoins, vérifie les contrats, définit scientifiquement les sujets normaux et anormaux, les vidant de leur capacité de rencontre spontanée.
A l'heure de la mondialisation, la classe financière n'habite plus l'économie mais la scène de la gouvernance. En sapant une monnaie, en soutenant tel régime docile à ses injonctions, elle affirme son pouvoir managérial et défie la démocratie. Jouant de l'immense accroissement des capitaux depuis quinze ans, elle s'est déjà approprié des pans entiers de l'économie-monde, et en contrôle le reste par sa capacité de raids destructeurs.
Ainsi, les allers-retours de capitaux spéculatifs ont successivement foudroyé le Mexique (1994), la Thaïlande (1997), la Corée (1998), la Russie (1999), le Brésil (1999), la Turquie (2001) ou l'Argentine (2002) et illustrent, en apparence, l'anarchie des marchés. En réalité, s'y est éprouvé un style d'influence stratégique à l'égard de quiconque doit être ramené, lors de choix cruciaux, à la conscience du vrai pouvoir. Une sorte de matraque électrique à effet géopolitique, impliquant l'accès aux commandes de nervis géo-économiques dont l'art du mensonge, la violence occulte et l'esprit frauduleux - d'Enron à WorldCom, en passant par Global Crossing, Tyco, Qwest, Imclone Systems, Lucent, Xerox, sans oublier Vivendi Universal et de nombreux « consultants » comme Arthur Andersen - commencent seulement à être révélés au grand public.
Le pouvoir financier est essentiellement celui de dépouiller autrui. Capable de se délester de sommes astronomiques sur plusieurs années pour l'emporter quand personne ne peut plus miser, la finance mondiale ressemble à cette vieille dame américaine venant ruiner chaque année un faubourg miséreux de Naples au jeu du scopone scientifico dans le célèbre film de Luigi Comencini (5). Jeu dans lequel il suffit d'avoir plus d'argent en caisse que l'adversaire pour remporter la dernière manche. Pourtant, chaque année, un joueur est mandaté par le peuple misérable pour venir se faire dépouiller de ses économies par cette figure de la mort. Malchance ou masochisme ? Peut-être la fascination du pouvoir même de l'argent, à qui l'on préfère être sacrifié plutôt que de supporter l'idée d'un monde plus égal.
La réalité dépasse la fiction. Un Jean-Marie Messier, avant d'être démis de la présidence de Vivendi Universal, était mandaté par des victimes consentantes, malins dupés par de bien plus riches, fascinés par la flamme du jeu suprême. Il y a brûlé, lui aussi, les biens qui, lui ayant été légalement confiés, n'en étaient pas moins des richesses industrielles et culturelles faisant l'honneur des peuples qui les ont créées, et s'en trouveront spoliés sur un coup de dés. Une partie de poker menteur (menée par quelques familles internationales jouant Vivendi à la baisse) l'a contraint à la démission et menace désormais de casser Canal+, mécène du cinéma européen, ou de céder la Générale des eaux, fleuron français des technologies douces, pour conserver des investissements de mauvais aloi dans les médias américains.
Combien de responsables - de France Télécom, d'Alcatel, d'Arcelor, du Crédit lyonnais, du Crédit agricole, du défunt Pechiney ou de Gemplus - ont imité M. Messier dans ses tentatives auprès de gamblers de haute volée, avant d'être détroussés, laissant aux contribuables de leurs nations respectives des entreprises détruites et des ardoises de plusieurs centaines de milliards ? Combien d'élites réputées cultivées s'y sont laissé prendre avec enthousiasme, infligeant aux leurs, à chaque échec (inévitable devant la suprématie du pouvoir financier), humiliation et appauvrissement ?
Pendant ce temps, n'en doutons point : entre deux flagorneries calculées pour attirer un nouveau benêt vers la table de jeu fatale, patrons crapuleux et consultants véreux se gaussent de ceux qui organisent ainsi, nolens volens, la subordination active de leurs peuples et de leurs élites à la vraie maîtrise centralisée. Ne voit-on pas, dès que telle entreprise européenne ou asiatique est contrôlée par le capital financier américain, se raréfier les postes stratégiques attribués aux « locaux » ?
Mais, au-delà des griseries et des amertumes du jeu de pouvoir, posons la question de fond : l'acharnement à dominer gens et ressources est-il raisonnable, du point de vue même des vainqueurs ? En détruisant partout métiers et loyalismes pouvant faire ombrage à sa puissance, qu'obtient finalement l'autorité brutale du pouvoir financier ? Le chômage sévit désormais de manière endémique aux Etats-Unis comme ailleurs, et les « maîtres du monde » se révèlent incapables de soutenir des projets de valeur planétaire. Obsédés de transformer les flux d'argent en pouvoirs sur l'homme, ces « maîtres du monde » préfèrent la dépense militaro-policière, et investissent moins dans l'aventure scientifique. Ils détruisent la nature toujours plus vite et harcèlent un très grand nombre de salariés et de consommateurs sommés de les vénérer sans autre but que cette vénération elle-même.
Ce bilan de plus en plus clairement négatif du capitalisme boursier (devenu « capitalisme du mensonge ») évoque un motif irrationnel à l'oeuvre dans l'esprit du maître. N'est-il pas en quête d'un point de non-retour ? Ne cherche-t-il pas l'extase dans la ruine, celle d'autrui d'abord, mais aussi, en fin de compte, la sienne propre ? Même un spéculateur effréné comme M. George Soros, par ailleurs subtil théoricien des « sociétés ouvertes », affirme que la destinée des marchés n'est pas l'équilibre (selon un credo toujours en vigueur chez les plus aveugles), mais au contraire la catastrophe auto-amplificatrice.
Souvenons-nous de l'hypothèse selon laquelle une classe politique trop longtemps régnante vise, par ses erreurs cumulées, à l'échec complet. Ne serait-ce pas le cas des élites mondiales, qui, combattant la baisse des profits plutôt que de chercher la fructification de long terme des richesses, semblent fascinées par la perte ? Les discours glacés de contrôle de gestion, adressés par les grands actionnaires et leurs agents de gouvernance aux masses trop disciplinées de leurs subordonnés, cachent peut-être une passion ardente : se mettre en péril avec d'autres - comme les « tueurs fous » - dans l'effusion finale.
Le but réel des prétendues success stories est la chute d'Icare, la mort du gladiateur fébrilement attendue par les spectateurs avides du cirque mondial. Le rôle de fusionneur du Moi et de l'Universel n'a été tenu par M. Messier (parmi une foule d'autres fanatiques) que pour anticiper le seul moment dramatique : quand les vrais maîtres - la famille Bronfman ou d'autres accumulateurs géants - commencent à faire plonger les actions Vivendi pour remettre à sa place l'arrogant petit Frenchie venu jouer chez les grands.
Nous semblons attirés par la proposition d'un vaste jeu dont « tout perdre » serait l'enjeu. Est-ce seulement parce que nous sommes manipulés par des consultants sans scrupules que nous livrons notre avenir aux « produits dérivés » aléatoires ou aux fonds spéculatifs destinés à la faillite, et que nous oublions un passé de désillusions répétées (millions de retraités ruinés avant guerre en Europe et aux Etats-Unis par des formules d'épargne similaires) ?
Si l'on n'admet pas ici une tendance suicidaire partagée, tout remettre en jeu semble absurde. Pourquoi briser ce que nous avons su construire pour le bien commun : bons services publics, compétences professionnelles, traditions universitaires immémoriales, centres de recherche fondamentale, retraites solides, respect civique des démunis, consolidation des patrimoines culturels, équilibres internationaux, indépendance des citoyennetés nationales ?
Certes, bousculer des institutions bureaucratisées ou chauvines est utile pour réveiller des pouvoirs trop installés. Mais l'acharnement à la réforme permanente rend inquiétant l'objectif libérateur. C'est dans sa persévérance inconditionnelle que la pensée ultralibérale devient signe d'une volonté perverse, autodestructrice au fond, même si elle est servie par les meilleures élites, austères, socialistes ou libérales.
On en reconnaîtra quelques lancinantes crécelles : promotion des « options » les plus bornées (comme : choisir à quel trader de type Enron je vais acheter ce mois-ci ma facture d'électricité), substituées à la vraie liberté de se libérer de l'esclavage consumériste ; ardent activisme de privatisation financière vidant de leur substance les entreprises non inféodées à la puissance globale, pillant leurs informations à des fins stratégiques occultes, et paralysant à terme leur autonomie et leur rôle « civique » ; incessante culpabilisation des fonctionnaires (toujours trop nombreux, trop « privilégiés », en attendant que la poste, la recherche, les écoles, les trains et les hôpitaux tombent en ruine à l'anglaise) ; dénigrement systématique du principe républicain au profit de l'idée d'un découpage de l'espace public entre ethnies, lobbies, communautés et puissances marchandes ; stigmatisation du temps libre et célébration des petits boulots névrotiques ; « marquage » des pauvres allant de guichet en guichet mériter les « preuves » bureaucratiques de leur statut, généreusement délivrées par la dame patronnesse sociale-démocrate, qui sursaute de culpabilité horrifiée dès qu'on parle de bons salaires et de partage du travail ; enfermement des jeunes dans la catégorie de la délinquance en attendant les nouvelles murailles des maisons de correction, etc.
L'approbation de ces logiques d'automutilation sociale cache à peine le souhait d'un désastre économique et politique. De plus, la perspective absurde en est aggravée, sans qu'on ait à se l'avouer, par les deux propositions séduisantes qui l'accompagnent toujours implicitement : même soumis à une position servile, je peux espérer du système de l'esclavage qu'un jour je serai maître ; même écrasés par le grand Tout, nous participons ensemble de la Toute-Puissance.
Aussi étrange que paraisse l'actuelle poussée mortifère à la servitude volontaire, elle continue l'éternel penchant à risquer la vie, la liberté et la dignité de chacun dans l'espoir de dominer autrui par la violence ou la ruse féroces. Des cirques romains à « Loft Story », des « pyramides financières » américaines au jeu des chaises musicales, l'aspiration à forger notre propre malheur s'appuie sur le désir de jouir de systèmes de pouvoir englobants et sur la tentation de « s'enfermer pour se détruire (6) ».
A côté de multiples révoltes et de révolutions libératrices, il faut oser rappeler que, de l'usine taylorienne au chantage actuel à l'« employabilité », un long passé d'infantilisation servile manifeste une propension des hommes à subir l'inacceptable, et parfois à s'y installer. L'autoélimination des candidats ou employés malheureux (les « maillons faibles ») est désormais la règle de base du libéralisme d'entreprise, dont le sadomasochisme morbide s'abrite sous la prétendue « rationalité économique ». Pas un grand groupe industriel où, ces dernières années, le jeu social conduit au nom des actionnaires n'ait consisté à mettre en guerre jeunes contre vieux, CDD contre CDI, fonctionnaires contre « privés », nationaux contre étrangers, et même femmes contre hommes.
Au premier abord, l'enfermement dans des luttes internes permet d'obtenir du travail plus zélé à moindre coût. Mais à y regarder de près, au-delà du plaisir de tarauder les subordonnés et de la joie passive à subir les maîtres se manifeste une orientation auto-avilissante. Par un hasard étrange, le vertueux refus de toute tendance fascisante s'accompagne, chez de nombreux militants de l'ultralibéralisme, d'un appétit pour l'abaissement culturel (toujours trouver un mot américain à la place d'un mot dans sa langue), pour le renoncement (toujours favoriser le « consultant international » à la place des entreprises locales), pour la trahison (toujours laisser telle officine - truffée d'agents de renseignement au service de la puissance - fouiller dans les archives les plus précieuses de l'entreprise), pour la délation (toujours dénoncer la moindre résistance à la hiérarchie), pour l'échec (toujours accepter le découpage de l'outil de production et son rachat en pièces détachées par l'investisseur hostile), pour la mièvrerie culpabilisatrice (toujours casser son propre métier, étiqueté « privilégié », pour se pencher hypocritement sur le « plus démuni »).
Dans l'entreprise, comme dans la consommation de masse, l'écrasement auto-administré face au « maître-pour-tous » (dont on jouit ensemble de la capacité d'user de chacun comme d'une chose) fonctionne à plein régime. Quand dira-t-on la vérité - empêchée par tous les moyens - du vaste remaniement actuel en faveur du maître central : il n'est, au nom de la résistance aux populismes, qu'une fascisation mondialitaire, l'outil actuel d'un broyage progressif de tous par un pouvoir enfin suprême ? Nous avons tous envie d'appartenir à la secte suicidaire qui réunirait la part la plus intime de nous-mêmes et sa part la plus universelle. Et nous voudrions que cette part universelle dicte sa loi à notre intimité, fasse cesser en elle toute résistance « locale » ou personnelle. Nous sommes partisans de voir se relayer les formes anciennes et nouvelles du pouvoir collectif sur la culture spontanée des êtres humains se parlant, car - même pour les « libéraux » - rien n'effraie davantage que la liberté.
Dans ce contexte, la dérive paranoïaque de l'hyperpuissance américaine est inquiétante pour la paix du monde. Mais elle est bien davantage dangereuse envers elle-même, dont l'apport à la liberté fut crucial et souvent magnifique. Tout se passe comme si, à l'intérieur même de la société-monde américanisée, combattaient convulsivement deux principes opposés : l'ouverture à la vie indépendante et aventureuse, fière et ombrageuse quant aux empiètements réitérés de toutes les hordes bureaucratiques - valeur merveilleuse qu'aucun partisan de l'émancipation humaine ne peut dénier ou négliger -, et, d'autre part, un idéal de bon rangement des corps (asexués) et des esprits (infantilisés) dans une vaste structure marchande prenant en charge le destin de tous.
Jusqu'à quand fantasmerons-nous le personnage du « maître du monde » faisant passer en fraude cette rêverie collectiviste-libérale pour le comble de la raison ? Quand prendrons-nous conscience de la nécessité vitale d'en freiner la démarche délirante et suicidaire ? Quand oserons-nous partir à l'assaut de ces officines « globalisées » où se concoctent - de Londres à Hongkong en passant par New York - les plans pour ruiner systématiquement les constructions sociales, collectives et culturelles servant les peuples, ou étayant leurs alliances sur des bases de respect
(1) La Crise économique de 1929 : anatomie d'une catastrophe, Payot, Paris, 1989.
(2) Lire Hélène Y. Meynaud, « Blanche-Neige et l'épine : femmes, technologies et folies ». Avec la lettre-testament de Marc Lépine, Chimères, no 38, printemps 2000, Paris.
(3) Nombre de « tueurs en série » ne sont, en réalité, que des tueurs de masse égrenant leurs actes dans le temps : beaucoup s'en prennent à une catégorie de personnes, organisent une montée dramatique désignant un ennemi principal (généralement une figure maternelle), et enfin se tuent ou appellent à être tués.
(4) Comme en témoigne le refus de Washington de ratifier la convention instituant une Cour internationale de justice.
(5) L'Argent de la vieille, 1972. Superbement incarnée par Bette Davis (avec comme partenaire le génial Alberto Sordi). Cité par Pierre Lantz dans L'Argent, la mort, L'Harmattan, Paris, 1988.
(6) Comme l'écrivait André Breton en 1942, dans un superbe texte, La clé des champs (Pauvert, 1979), aux étudiants français vivant en Amérique, que chacun devrait relire