L’affaire change de cap

Elf-Thomson: l’effet boomerang

Le juge Van Ruymbeke cherche à confondre Philippe Jaffré, ancien patron d’Elf, ainsi que les dirigeants actuels et anciens de Thales


Avis de grand frais pour les parties civiles des affaires Elf et Thomson. Le reproche a longtemps été fait aux juges Eva Joly et Laurence Vichnievsky d’avoir enquêté à sens unique. Loïk Le Floch, ex-patron d’Elf, avait beau clamer que les pratiques de son successeur n’étaient pas différentes des siennes et qu’Edouard Balladur avait mis Philippe Jaffré à sa place pour qu’il finance sa campagne électorale de 1995, Eva Joly restait de marbre: «Je ne vais pas mettre en examen la partie civile», lui avait-elle un jour répondu. Quant à Roland Dumas, il pouvait bien répéter que les 24 millions d’euros versés à Alfred sirven et à sa maîtresse, Christine Deviers-Joncour, à l’occasion du contrat de vente par Thomson de frégates à Taïwan pesaient peu par rapport à une commission de 500 millions de dollars versée, sous l’autorité d’Alain Gomez, patron alors très balladurien de Thomson, Laurence Vichnievsky n’en avait cure. Rien ne devait détourner les deux juges de leurs cibles principales, toutes deux proches de François Mitterrand: Le Floch et Dumas. Mais voilà que le climat change du tout au tout avec la reprise en main de ces dossiers par le juge Renaud Van Ruymbeke. Sacrilège: RVR poursuit ses investigations en direction de Philippe Jaffré d’une part et d’Alain Gomez d’autre part, n’hésitant pas à mettre en cause aussi bien l’Elf d’après Le Floch que Thomson, aujourd’hui rebaptisé Thales! Jaffré est accroché sur le versement par Elf d’une commission de 70 millions de dollars pour l’obtention d’un contrat de 500 millions au Nigeria, alors sous la coupe du général Abacha, un dictateur corrompu que le patron d’Elf avait rencontré en tête-à-tête à Lagos. Après l’intermédiaire Ely Calil, RVR vient de mettre en examen Samir Traboulsi, déjà condamné pour délit d’initié dans l’affaire Pechiney. Celui-ci a, selon ses dires, été sollicité par Geneviève Gomez, sœur d’Alain Gomez et femme de confiance de Philippe Jaffré chez Elf. Il reconnaît avoir touché une commission de 16 millions de dollars pour sa médiation. Van Ruymbeke accumule les informations en attendant que Jaffré vienne s’expliquer devant lui. Sur le dossier des frégates de Thomson, le juge s’est heurté au mur du secret-défense, que lui a opposé Francis Mer, après Laurent Fabius. Les ministres des Finances ont suivi l’avis de la Commission consultative du Secret de la Défense nationale (CCSDN) qui a justifié son refus de lever le secret «sur la totalité des informations classifiées» en raison du risque de «nuire de la façon la plus grave aux intérêts fondamentaux de la nation». Les avocats de Thales ont aussitôt demandé au juge de rendre un non-lieu pour la commission présumée de 500 millions de dollars, tout en renvoyant devant le tribunal sirven et Deviers-Joncour pour leur «tentative d’escroquerie» portant elle, sur 24 millions d’euros! Pas question pour Van Ruymbeke d’entrer dans cette logique de coupable désigné d’avance. Dans une ordonnance, rendue le 20 août, il affirme que Thales «ne souhaite pas que les investigations progressent» et que son objectif est même «de réduire à néant l’objet même de l’instruction qui vise à établir les conditions dans lesquelles les exorbitantes commissions versées […] ont pu bénéficier, entre autres, à des dirigeants de ladite société et à d’autres décideurs français». En dépit des obstacles, le juge entend donc poursuivre son instruction, dans une affaire qui compte déjà plusieurs morts suspectes, alors qu’une partie des 500 millions de dollars a été retrouvée sur les comptes suisses de l’intermédiaire Andrew Wang, réputé proche d’Alain Gomez. De toute façon, le juge ne fera pas deux poids deux mesures: si le pouvoir politique l’empêche de faire son métier, il n’hésitera pas, le moment venu, à classer l’ensemble de l’affaire des frégates. Alfred sirven et Christine Deviers-Joncour seront alors en droit de réclamer à Thales leurs 24 millions d’euros, augmentés des intérêts, en vertu du jugement d’une cour d’appel suisse dont l’exécution a été suspendue par la plainte au pénal du groupe français. AIRY ROUTIER